Pour les connaisseurs, il s'appelle
« le Miroit' ». Situé au 88 Rue de Menilmontant dans le
20° arrondissement, ce squat artistique est le plus vieux de Paris,
régulièrement menacé de fermeture. Toujours en activité, avec
quelques concerts ça et là et un site internet pas forcément très
performant, ce squat ne bénéficie pas de publicité comme le
médiatisé 59 Rivoli, et ne s'adresse au contraire qu'à un petit
club de connaisseurs, adeptes du bouche-à-oreille ; néanmoins
il fait partie intégrante de la culture underground de Paris.
Effectivement, le lieu ne paie pas de
mine. Un petit couloir extérieur sans lumière nous mène à une
cour intérieure taguée et tarabiscotée où une cinquantaine de
personnes discutent, bière à la main. Il est 20h30, le concert (24 mars 2014) est
prévu depuis un quart d'heure mais ne commencera pas avant une
demi-heure. Sylvain, qui m'a fait découvrir le squat, et son ami
Cyril saluent leurs connaissances et entament la conversation.
Cyril revient tout juste d'un concert
qu'il a aidé à organiser dans un squat à Birmingham. L'expérience
fut hautement décevante : « Niveau organisation ils sont
vraiment nuls. Quand je suis arrivé là-bas, le gars qui organisait
le truc devait avoir 22 ans, un gamin. C'était sûrement papa-maman
qui lui avaient donné des sous pour faire ça, et voilà, le mec
avait aucune expérience. Plus jamais je refais ça. À la limite à
Londres, ça peut passer, mais le reste c'est pas possible. »
Pourtant, la culture underground anglaise est réputée mondialement,
ce à quoi me répond Sylvain : « Et oui, mais ça devait
être il y a 15 ans. Maintenant, les soirées les mieux organisées
ressemblent à celle-là... Par contre en Allemagne, rien à voir,
c'est le top. Ils te font des tampons sur la main, préparent un bac
de bouchons d'oreille à l'entrée, etc... Vraiment bien, ces
allemands. Ils sont doués niveau organisation, et puis ils ont aussi
une forte culture de musique hardcore et de squats là-bas. »
En effet, qui n'a pas entendu parler des fameux
squats artistiques de
Berlin ?
Côté population, il y a de tout à la
soirée : punks, grunges, certains au look plutôt rappeur.
D'autres encore ont l'air parfaitement « standard », à
la limite du geek – une étiquette qui s'efface bien vite dès lors
qu'on les voit se déchaîner, bras et jambes dans tous les sens, au
rythme des basses du groupe de musique hardcore. Certains sont
RMIstes, d'autres ont des jobs dans l'informatique, d'autres encore
travaillent avec les enfants. C'est le cas de Sylvain, 30 ans, un
grand bonhomme très calme animateur de centre de loisir, bientôt
directeur. Il me dit : « C'est vrai que ce soir c'est très
mixte, comme soirée, et il y a pas mal de filles d'ailleurs. Mais
sinon il y a des codes pour chaque style, quand il y a des soirées
plus thématiques : un soir il y aura tous les « gangstas »,
un autre tous les grunges, etc... c'est marrant. »
Sylvain me fait également part des
difficultés grandissantes à organiser des concerts, lui-même en
ayant monté un avec son ami Cyril l'an dernier. De plus en plus de
salles ferment, augmentant le prix de celles qui restent – tout
comme les péniches, qui jusqu'ici représentaient une alternative
sympathique au squat : « C'était sympa, on était sur les
quais de la Seine, à l'air, on pouvait se balader le long, c'était
convivial. C'était bien d'avoir un changement de paysage et
d'ambiance comme ça de temps en temps. » Auparavant les tarifs
d'une location de péniche avoisinaient les 500 euros la soirée ;
maintenant, cela a grimpé jusqu'à 800 euros. Ainsi le Miroit' reste
la solution de repli, une valeur sûre ; mais malgré son charme
grunge, même les fans de hardcore apprécient la diversité :
« Du coup c'est vrai qu'on fait plus de concerts ici, puisque
c'est un des endroits qui restent le plus disponible et abordable
financièrement. Mais bon, à force, on connaît... c'était bien
d'avoir la possibilité d'un changement de décor, avant. »
Des essais de micro et d'amplis se font
entendre de l'extérieur, un morceau commence, et les gens
s'engouffrent peu à peu dans la salle taguée. Sur le balcon
intérieur faisant face à la scène se trouvent quelques personnes
du staff, et un spot de lumière bougé à la main pour rendre
quelques effets basiques durant le concert : tout est économe
et sans machinerie superflue, ajoutant à l'aspect d'entre-soi du
concert où presque tout le monde se connaît. J'aperçois également
un trou dans le mur à droite de l'entrée de la salle, visiblement
fait en deux temps trois mouvements avec une pioche : Sylvain
m'explique que c'est pour permettre aux tenants du bar à l'extérieur
de profiter aussi du concert. Un trou similaire se trouve dans les
toilettes, donnant sur l'extérieur, pour que ceux qui y sont
puissent continuer de parler avec les gens de dehors tout en ne
découvrant que leur tête.
Bien que ce type de musique hardcore et
les types de danses qui l'accompagnent aient l'air d'être violentes,
l'ambiance est toujours bon-enfant. Ce que Sylvain appelle en
plaisantant la danse « kung fu » qu'il pratique, c'est le
« Mosh Pit » : une sorte de mélange de pogo, de
Capoiera et de Free Fight, où les bras et les jambes volent dans
tous les sens. C'est en fait plus un moyen de se défouler librement,
puisqu'il est interdit de frapper les gens avec l'intention de faire
mal, et que tout le monde s'entraide à se relever en cas de chute :
et en effet, pas une fois n'ai-je vu quelqu'un ne pas avoir le
sourire. Cyril me raconte : « Là ça va parce que tout le
monde se connaît ; mais même des fois quand il y a des petits
clashs, ils sont vite désamorcés. Par contre, côté physique,
c'est sur que ça peut être dangereux : j'ai des potes qui se
sont déjà fait casser des bouts de dents... J'en ai même un qui
amène des prothèses dentaires aux concerts, comme au rugby ! »
Les
premiers à passer sont un groupe nantais, Elephants, et mettent déjà
bien l'ambiance. À première vue, on comprend mal les moments où
tout le monde se met à danser violemment au centre de la pièce –
et on est surpris étant donné que cela survient plutôt
soudainement et sans crescendo annonciateur. Puis l'on finit par
observer que l'élément déclencheur de ce déchaînement des
passions est un ralentissement du rythme : en cela c'est
véritablement une sous-culture, avec ses propres codes
vestimentaires et pratiques rituelles.
Mais l'on me dit que le Miroit' va
bientôt fermer. C'est une rumeur régulièrement entendue et
recyclée depuis années ; seulement « cette année il y a
vraiment beaucoup de pression », m'affirme Cyril. « Apparemment
il y a des propriétaires qui voudraient racheter et retaper le
bâtiment pour en faire une résidence universitaire, parce que les
gens du quartier se plaignent du bruit. Mais honnêtement avec des
étudiants à côté, ce sera pas simplement une soirée hardcore de
temps en temps, mais des soirées étudiantes bruyantes toutes les
semaines, je sais pas s'ils vont gagner au change... ! Je
comprends vraiment pas pourquoi ils font ça. » Le Miroit',
outre l'un des plus anciens squats de Paris (et intra-muros), est
surtout l'un des rares à ne pas avoir été encore fondamentalement
dénaturés – le prix en étant justement sa condamnation.
Cet article fut écrit pour ce blog uniquement.
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